Leoš Janáček, Franz Liszt, Frédéric Chopin, Heitor Villa-Lobos, Edvard Grieg, Bohuslav Martinu, Sergei Lyapunov, Mel Bonis, Bryce Dessner, Ferrucio Busoni, Helmut Lachenmann, Johannes Brahms, Mily Balakirev, Charles-Valentin Alkan
"Je suis insomniaque. Et j’avoue en tirer un certain plaisir, au fond.
Tous les soirs j’oppose inlassablement la même résistance à l’étreinte du sommeil, je traîne les pieds pour rejoindre le lit, je lutte (consciemment) contre la pesanteur qui s’abat sur mes paupières.
Je me demande souvent pourquoi j’aime tant me complaire dans cet état, à osciller entre la réalité qui m’entoure et les assauts du sommeil paradoxal, quand lâcher prise et rêverie se confondent, titillés par de brusques soubresauts.
Certainement l’envie de goûter encore et encore chaque minute de vie nocturne, comme un luxe ultime. En essayant de saisir le mystère qui émane de ce quasi-silence, la douceur offerte par l’inactivité humaine ; en écoutant le coeur battant de milliers d’âmes endormies dans les immeubles ou maisons avoisinantes.
Le moment de l’endormissement est très commun, que l’on soit ou pas insomniaque, c’est un instant quotidien, banal. Mais il est aussi – et surtout – universel.
C’est l’interstice dans lequel se glissent les sentiments les plus divers, de la tendresse à la crainte, de la plénitude qu’engendre la quiétude à l’angoisse du vide, la peur d’être dans le noir. C’est là que se déversent les sources de la réjouissance et de l’anxiété, là où chaque être, à sa manière, éprouve un grand besoin d’affection et de réconfort. Ce sont ces entrelacs de sentiments, cette confluence émotionnelle que j’ai voulu dépeindre dans cet album.
Aucun genre musical ne traduit mieux cela que la Berceuse. Elle exprime, derrière son apparente simplicité, la quintessence de l’âme humaine. Elle atteint le coeur des enfants tout autant qu’elle ranime la candeur qui somnole sous nos carapaces d’adultes.
J’ai toujours eu un faible pour les berceuses, j’avais d’ailleurs une vague idée de ce programme depuis très longtemps déjà. C’est sans aucun doute la paternité qui en a ravivé le désir, le fait d’endosser le rôle de celui qui endort et réconforte, tout en projetant ses propres inquiétudes.
Le répertoire pianistique recelant sans doute les plus beaux morceaux du genre, notamment depuis Chopin, j’ai entrepris un petit travail de collecte, très excitant, mi-enfantin, mi-ésotérique, qui pourrait s’apparenter à une chasse au trésor, ou à la lecture de vieux grimoires dont on voudrait extraire des recettes de potion magique.
Je n’ai jamais eu de grimoire entre les mains, mais il s’agit bien là de magie, de fantaisie, voire de fantastique. En tout cas d’onirisme, avec tout ce que cela peut comporter : la tendresse extrême de « Dobrou noc ! » (Bonne nuit !) de Janáček, la mélancolie de « La Toute Petite s’endort » de Mel Bonis ou de la « Berceuse d’une poupée » du trop méconnu Serge Lyapounov, la féerie de la première de ses Études d’exécution transcendante ; la naïveté de la pauvrette de Villa-Lobos (« A pobrezinha »), les hallucinations de la Berceuse de Busoni ou de la Wiegenmusik de Lachenmann, avec ses résonances évocatrices d’un théâtre d’ombres, la passion tantôt contenue, tantôt ardente de la grande berceuse de Liszt, la morbidité de celle de Martinů (« Ukolébavka ») ou encore la sérénité du prélude d’Alkan, le bien nommé « J’étais endormie, mais mon coeur veillait … ».
Chef-d’oeuvre autant que consécration du genre en 1844, la Berceuse de Chopin est très certainement l’une des plus chaleureuses et enveloppantes qui soient, tout comme la plus célèbre d’entre toutes, celle de Brahms, alors que Balakirev passe de la douceur à l’effroi dans une berceuse traversée par le cauchemar d’une marche funèbre. Presque de la même manière Grieg contrarie la suavité de sa Pièce lyrique avec un bref épisode convoquant les gnomes et les elfes. Il y a aussi l’ambiguïté du Chant du berceau (Wiegenlied) de Liszt, qui joint la pureté de la petite enfance à la résignation d’une fin de vie. Dans la lignée de ces joyaux des xixe et xxe siècles, Bryce Dessner m’a fait l’honneur et l’amitié de livrer une berceuse enchanteresse composée au début de l’année 2020, destinée à cet album mais aussi et avant tout à son fils Octave.
Loin de la redondance que peut engendrer une mosaïque de pièces d’un genre unique, cette succession de berceuses a d’abord été imaginée comme un récit aux multiples inflexions, entre innocence et introspection."
Bertrand Chamayou