Après la fin de la première guerre mondiale, une génération nouvelle rêve d’un monde nouveau. Venu d’Amérique avec les alliés, le Jazz fait son apparition ainsi que de nouvelles danses. Un cabaret parisien incarne ce renouveau et cette explosion festive, c’est Le Bœuf sur le Toit, qui attira artistes de tous bords et personnalités en vue comme Cocteau, Milhaud, Picasso, Diaghilev, Maurice Chevalier, ou Coco Chanel… Jean Wiéner et Clément Doucet, les hôtes de ce cabaret, eux-mêmes pianistes, y jouaient Chopin ou Wagner arrangés façon jazzy, mais introduirent aussi Cole Porter et George Gershwin. Paris était devenu la ville du jazz et les artistes se retrouvaient après leurs spectacles pour y jouer ensemble jusque tard dans la nuit… et faire « un bœuf » !
Ce nouveau disque a été conçu par Alexandre Tharaud comme un hommage au Bœuf sur le toit, ce cabaret mythique de l’entre-deux guerres où se retrouvaient la bohême chic et l’avant-garde artistique d’un Paris délicieusement cosmopolite, dans l’ivresse du jazz et des musiques nouvelles.
“L’âme du Bœuf sur le toit, nous dit-il, c’était tout d’abord Louis Moysès le propriétaire mais aussi Jean Cocteau qui était toujours là, presque chaque nuit, qui jouait parfois un peu de batterie avec le génial pianiste et compositeur Jean Wiéner. Lui aussi était l’âme de ce lieu incroyable. Il y avait Clément Doucet qui jouait aussi régulièrement au Bœuf sur le toit. Et tous les soirs, on pouvait y croiser - pas au piano, mais dans la salle de restaurant - des personnalités très diverses, des compositeurs comme Maurice Ravel, Erik Satie, le Groupe des Six qui comprenait donc Francis Poulenc, Darius Milhaud, Germaine Tailleferre, etc. Il y avait des chanteurs de chansons françaises comme Maurice Chevalier, Yvonne Georges, Mistinguett, Kiki de Montparnasse et puis, dans le désordre, des tas d’artistes, je pense à Man Ray, Picabia, Diaghilev, Coco Chanel, Simenon, André Gide.”
« Ce disque diffère totalement de tout ce que j’ai enregistré jusqu’à présent, quoique les musiques de Gershwin, Kern, Wiéner, Doucet ne soient pas très éloignées de Satie, de Maurice Ravel ou Debussy, des compositeurs que j’ai enregistrés. Tous ces compositeurs sont d’une même famille. (…) J’aime cette idée d’être un interprète de la musique dans sa globalité, de vivre la musique pleinement, de la petite chanson populaire au grand concerto de Rachmaninov, de la salle d’opéra au petit café”, confiait-il dans un récent entretien.
S’il est considéré comme un « aristocrate du clavier », en référence à l’élégance cristalline et au dramatisme subtil qui caractérisent ses interprétations du répertoire classique, Alexandre Tharaud n’en est pas moins enclin aux expériences musicales les plus éclectiques.
Ainsi, dans ce Bœuf sur le toit, il nous convie à une jam session bouillonnante et cultivée, où les compositions de Ravel et de Darius Milhaud côtoient celles de Georges Gershwin, Jérôme Kern et Cole Porter, ainsi que des chansons populaires françaises, ou des adaptations jazzistiques de Chopin et de Liszt par Jean Wiéner et Clément Doucet.
Alexandre Tharaud fait donc « un bœuf » mais au sens historique du terme, puisque cette expression est née de l’extraordinaire effervescence musicale qui régnait alors dans ce cabaret : « Chaque soir, on prenait qui était là et on chantait, on jouait de la musique, surtout du jazz, avec les gens qui étaient présents ». Afin de ressusciter ce répertoire bigarré des années folles, ainsi que le souvenir des « concerts salade » instaurés par Jean Wiéner, Alexandre Tharaud s’est entouré d’une troupe d’acteurs, de chanteurs et de musiciens, auxquels il se sent lié par une grande connivence artistique. « Je dois dire qu’on a beaucoup ri pendant l’enregistrement de ce disque », confie le pianiste.
Et de gaieté, il est bien question dans ce Bœuf sur le toit, volontiers exubérant, mais également irisé d’une tendre nostalgie. Par exemple, Natalie Dessay fait de sa voix un pur instrument : elle « chante » la partie de trompette d’un blues de Jean Wiéner… Juliette prête sa gouaille mélancolique et railleuse à « J’ai pas su y faire », une chanson féministe d’Yvonne Georges et de Maurice Yvain. Quant à Guillaume Gallienne, sociétaire de la Comédie-Française, il s’improvise chanteur et ne fait qu’une bouchée des paroles délicieusement irrévérencieuses de « Henri, pourquoi n’aimes-tu pas les femmes ? » de Dranem. Alexandre Tharaud a également demandé au pianiste Frank Braley de l’accompagner dans quatre duos de Wiéner et Doucet dont il a reconstitué note par note, d’après des enregistrements historiques, les partitions disparues.
Au programme de ce Bœuf sur le toit ont également participé la jazz singer américaine Madeleine Peyroux, ainsi que Bénabar, évoquant Maurice Chevalier et son merveilleux accent français dans « Gonna get a girl » ou encore l’inénarrable ténor Jean Delescluse, le percussionniste Florent Jodelet, et le guitariste David Chevallier, qui troque ici son instrument contre un banjo.
Alexandre s’encanaille donc le temps de ce « bœuf », faisant swinguer ses classiques dans des macédoines musicales irrésistibles, s’improvisant accompagnateur de chansonniers tragicomiques, prince du bastringue et authentique jazz man. Pour mieux raviver les fastes d’une époque révolue, mais fondatrice à ses yeux : « Je crois vraiment que la musique française n’aurait pas été la même sans ce qui s’est passé au Bœuf sur le toit. »